Roland Lugon-Moulin, grimpeur aveugle à l’écoute du rocher

Aveugle et malentendant Roland Lugon-Moulin a orienté sa vie vers une nouvelle voie, celle de l’escalade. Il partage avec nous ses émotions et ses sensations au contact du rocher. 

Roland, tu as été professeur de ski, responsable du Jardin des neiges de Crans-Montana, guide au barrage d’Emosson. Une carrière qui s’est éteinte au début des années 2000. Que s’est-il passé? 

J’ai perdu progressivement la vue depuis 2003 jusqu’à la cécité complète. Il n’y a plus rien, même pas la lumière. J’ai dû m’adapter à ma vue qui baissait et essayer d’aller le plus loin possible, surtout vis-à-vis de mes enfants, de ma famille, pour leur montrer qu’on avance toujours et qu’il ne faut pas lâcher. 

Tu fais de l’escalade et je sais que c’est pas ton style de baisser les bras. Mais est-ce qu’après avoir perdu la vue tu as eu des périodes de désespoir ? 

Oui, il ne faut pas se mentir, il y a des grands moments de doutes. Est-ce que je me laisse aller, je sombre ou je m’accroche? J’ai tenu bon pour ma famille et je me suis accroché à l’écriture. J’ai écrit cinq romans. Pas pour évacuer des pressions ou des frustrations mais pour m’occuper et me faire plaisir. 

Par contre c’est un travail très statique, je ne bougeais plus beaucoup et je commençais à avoir mal partout. Et malgré les journées de dédicaces et les rencontres, je m’ isolais socialement. J’ai pris le taureau par les cornes et je me suis dit : « Il faut que je bouge! Il faut que je refasse du sport! » 

Tu es un montagnard, né à Finhaut en 1969. Est-ce que l’escalade est pour toi un moyen de rester en contact avec la montagne et avec celles et ceux qui pratiquent les sports de montagne? 

Oui, la montagne ça a été toute ma vie, j’y suis né. Tout jeune j’ évacuais déjà des frustrations dues à mon handicap de l’audition en courant dans les montagnes, grimpant et crapahutant partout. En écrivant mes livres, je perdais ce rapport avec la montagne. J’ai essayé de refaire du ski ou du vélo en tandem. Mais je suis vraiment revenu vers la montagne avec l’escalade. Ça me permet de me défouler physiquement, de m’amuser et c’est un des seuls moments où je suis vraiment autonome. 

Quand je grimpe je suis seul sur le rocher, je dois chercher, me débrouiller. Je ne me fais pas guider ou très peu. Et il y a aussi l’échange, le partage au pied des voies qui permet de parler de grimpe, de technique, d’autres choses que du handicap.

 En grimpe on joue à dépasser nos peurs. Quel plaisir ça te procure? 

Pour moi le plaisir est surtout dans le jeu de chercher des prises, de ressentir le rocher. C’est comme lire du braille en grandeur nature. Je caresse le rocher, c’est très tactile. Je ressens beaucoup de choses dans mon corps, les forces en présence, des équilibres à trouver et des mouvements à exécuter. C’est génial. Il y a des voies qui me parlent plus que d’autres. 

J’ai des peurs mais pas tant que ça. La peur de la chute, oui, mais aussi des peurs imaginaires avec plein de bestioles partout, des araignées dans les fissures. Par contre j’ai toujours confiance aux gens qui m’assurent même si je grimpe avec beaucoup de personnes différentes. 

Actuellement je commence à grimper en tête et il y a une autre dimension qui arrive, le risque de chute. Mais ça fait du bien un peu d’adrénaline! 

Donc c’est pas juste un prétexte pour aller boire une bière avec des potes après la grimpe? 

Pas que. La bière il faut la mériter! (rires) Ça fait partie du jeu. Et socialement c’est un super truc pour moi, de pouvoir échanger, apprendre à connaître les gens. L’escalade ce n’est pas que le physique. C’est un sport mental. 

L’escalade ce n’est pas que le physique. C’est un sport mental. Qu’est-ce qu’il se passe dans ta tête quand tu grimpes? 

Je suis dans ma bulle, dans mon petit monde. Avec mon audition limitée je n’entends pas forcément les conseils qu’on me donne. Donc mentalement je suis libre, totalement libre. De chercher, de tâtonner, de ressentir le rocher, le vent, la température, les insectes qui bourdonnent. Ce n’est pas un vide pour m’échapper du quotidien. J’ai qu’à garder les yeux ouverts pour constater qu’il fait toujours nuit, la réalité de la vie me revient aussitôt comme un boomerang. 

Grimper, c’est vraiment un sentiment de liberté et d’autonomie, même si on est lié par la corde. 

Comment tu vois la paroi? Est-ce que tu te fais une représentation mentale du rocher sur lequel tu grimpes? 

Si on me décrit la paroi, oui. Mais autrement non. C’est très compliqué à estimer les distances, les volumes. J’ai tendance à tout amplifier. Si on me dit qu’il y a un surplomb ou une faille, j’ai tendance à imaginer un monstre truc. Quand on me dit qu’il y a une bonne prise je l’imagine immense et pour finir elle est minuscule (rires). 

Je peux me représenter certaines voies que je répète souvent surtout si elles sont très typées, comme une longue fissure. Celle de Dorénaz par exemple. 

Quand tu grimpes tu explores la paroi avec tes mains. Est-qu’il y a des rochers que tu préfères, que tu aimes toucher, caresser? 

Ah oui alors! Comme je le disais, il y a le côté tactile, avec la lecture du rocher, on sent les grattons, les creux, les bosses. Et parfois je ressens même des ondes, du magnétisme. J’essaie de capter toutes les infos que me donne le rocher comme, par exemple, sa température. S’il y a un côté plus froid, à l’ombre, le rocher est légèrement incliné ou déversant. Il y a des cailloux plus agréables à toucher que d’autres. 

Par contre je n’ai pas de plaisir si le rocher est sale, avec de la terre ou de l’herbe. Ça coupe le fil de la voie.

Généralement tu grimpes en second. Mais j’ai eu le plaisir de t’assurer en tête, dans du 5b+ et tu as fait récemment une 5c. Tu as encore plus de plaisir quand tu grimpes en tête?* 

Pour l’instant je ne me suis pas fait trop peur. En tête, je dois être encore plus concentré. J’ose moins me lancer et je dois plus assurer mes pas. Il y a la crainte de la chute. Je peux faire dix fois la même voie en second avec le même plaisir. Mais si je la fais en tête, c’est plus du tout la même voie ni la même approche. 

Il y a le côté challenge et dépassement de soi, il faut engager. Et là, il faut que je sois vraiment en confiance avec la personne qui m’assure. 

Après un 6b+ à Dorénaz, quels sont tes projets ou tes rêves? Jusqu’où vas-tu aller?

Mon rêve c’est de rester en bonne santé le plus longtemps possible pour pouvoir grimper encore quelques belles années et toujours avoir le même plaisir, peu importe le niveau. Mais pourquoi pas monter encore d’un petit degré, 6c, 7 si j’y arrive. 

Et mon objectif serait de faire une ou deux 6a en tête. Tu vois de quelle voie je parle (rires). Une fissure à Dorénaz, avec peut-être quelques protections pour compléter. Ça me motive à m’entraîner mais je ne serai pas frustré si je n’y arrive pas.

Je grimpe avec toi depuis quelques années et je sais à quel point tu as de la volonté et de l’endurance, tu ne lâches rien! C’est pareil dans ta vie? 

Sur certains points oui, je ne lâche pas, je m’accroche. C’est si facile de sombrer, dans différents travers. Mais je n’en ai pas envie. Il m’arrive parfois de baisser les bras, pas longtemps, par exemple au début de l’hiver quand je ne peux plus sortir. 

Tu as aussi écrit quelques romans, dont le Cinglé du Barrage, ton best seller. Tu as des projets en cours? 

Pas pour l’instant. J’ai des idées, quelques esquisses mais je n’ai encore pas eu le déclic pour me remettre à écrire. Si j’écris, je dois m’y mettre à fond et je n’ai pas envie de m’asseoir devant mon bureau et de laisser de côté la grimpe.

Il y a eu quelques articles sur toi dans la presse, en radio, cette interview. Si tu n’étais pas non-voyant, tu passerais plus inaperçu. Que penses-tu de cet intérêt pour ta personne, du voyeurisme? 

Non, je ne pense pas. J’utilise la publicité qui est faite autour de mon handicap pour faire passer des messages, transmettre mon expérience de multi-handicap. J’ai fait des conférences auprès du personnel soignant, des HES, dans des écoles. Pour donner du courage et motiver les gens, leur dire que c’est possible. Cette médiatisation me fait un peu de publicité pour mes livres et pour trouver des partenaires de grimpe. Je le prends plutôt positivement. Par contre je n’aime pas quand les gens sont trop emphatiques et qu’ils me passent trop la pommade. Un peu de magnésie ça me suffit! 

Interview : Gilles Scherlé 

Crédit photo: Roland Lugon-Moulin et Gilles Scherlé

 * En second le grimpeur est assuré depuis le haut. En cas de chute, il ne tombe que d’un mètre environ. 

En tête le grimpeur monte la corde à mesure qu’il progresse et la passe dans des mousquetons pour s’assurer. S’il chute, il peut tomber de plusieurs mètres. L’engagement est donc plus important.

Les cotations d’escalade en rocher vont de 3 à 9. 

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